Aucune victoire ne vaut un mort | ft. Keeghan Wardley

Aucune victoire ne vaut un mort

Je baissais la tête. Requiem æternam dona eis, Domine.
L’encens s'élevait lentement, en un long filigrane de volutes complexes. Les effluves de myrrhe s'enfonçaient dans les rangs des fidèles, foule compacte rassemblée pour l'éloge funèbre. Je posais le regard sur les cercueils de bois sombre, alignés devant moi. Tout autour de l'autel. In Paradisum deducant te Angeli.

Je serrais les mâchoires, luttant contre l'émotion.
On avait enlevé les bancs, des rangées entières. La nef était trop étroite pour accueillir tout ces défunts conjointement. Ils n'étaient ni de ma famille, ni de mes amis. Mais ils étaient sous ma juridiction et de ce fait plus encore : sous ma protection. Ces hommes, ces femmes...tous tombés lors de cette tragique nuit. Sans que je ne puisse rien y faire. J'étais arrivée trop tard, je...j'inspirais longuement, espérant ainsi dissiper ces remords qui me montaient aux yeux. J'avais été au premières loges lors de ce drame et aujourd'hui, j'étais au premier rang pour être témoin des conséquences. Ils avaient été nombreux ce matin à défiler les uns derrière les autres. Une procession infinie en noir, à bénir ou simplement se contenter de poser la main sur l'ébène de leurs proches. Cette épreuve avait été déjà très difficile pour moi et je n'osais imaginer à quel point cela devait l'être pour eux. Je m'étais glissée entre les corps. Un à un. C'était mon devoir, en tant que Maire. Des visages que j'avais croisé, pour certains que j'avais accompagné pour leurs projets de vie. De vie...

Le prêtre nous fit asseoir. Il régnait un lourd silence de circonstances, ponctué par les sanglots étouffés des proches épleurés. Je ressentais leur douleur au plus profond de moi, au-delà même de ma propre culpabilité. Si bien que je devais puiser dans toutes mes ressources nécessaires pour ne pas sombrer et succomber à ce flot de détresse. De nombreuses fois, j'avais loué ce pouvoir d'empathie dont j'étais dotée mais aujourd'hui....aujourd'hui j'aurais aimé ne pas connaître la Magie. Le poids de la douleur était trop difficile à porter pour une seule femme et elle en devenait presque physique, frôlant les limites de mes capacités magiques. Cependant, je ne pouvais rien faire d'autre que de les accueillir malgré moi, les mains crispées l'une contre l'autre sur la jupe de mon tailleur noir.

La ville était dévastée, ses habitants aussi. Que pouvons-nous donc espérer reconstruire après tant de débâcles ? Le secret Magique était rompu, mettant à mal les traditions les plus ancestrales. C'était là un effondrement sans précédent, la porte ouverte aux tentatives les plus malfaisantes de ces gens venus d'en bas. Et à qui revenait la faveur de ce désastre ? Lakewood, petite bourgade du Massachusetts administrée par...moi-même. Oh, quelle piètre estime devais-je bénéficier des Fondateurs en ce moment ! Je fermais les yeux, rongée par la honte. De n'avoir rien vu venir et d'avoir été aveugle à ces plans pernicieux, de n'avoir rien pu empêcher lorsque cela s'est produit. De ne pas avoir été en mesure d'aider ces corps qui dormaient face à l'éternité devant moi... Dona eis requiem sempiternam.